Théâtre du lien, par Anne Lamalle. / Anne Lamalle /Responsable du Centre de ressources – Pôle des publics – musée du Louvre-Lens et Présidente de la compagnie Mange ta tête.
Je suis le travail d’Elsa Ménard depuis la lecture publique de sa pièce Euphémismes, une comédie française le 19 décembre 2005. Côté public, j’ai fait ce soir-là l’expérience d’un théâtre rare. Une expérience au sens premier, qui complète et modifie celui qu’elle traverse. Si en quittant la salle, j’en savais plus sur le monde dans lequel je vivais, j’en savais aussi beaucoup plus sur le théâtre.
Il me semble que le théâtre d’Elsa Ménard forme. Forme avec toute la valeur performative que recouvre ce mot et nous apprend, autant sur le monde que sur le théâtre.
Il forme au théâtre, révélant ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il peut être. Comme une esthétique de la loi, ce théâtre-là exhibe la règle qui l’agit et dans la simplicité de ses dispositifs scéniques, privés de toute facilité, de toute séduction laisse sur scène un homme debout. Là. Présent au centre du milieu. Sur la frontière, au contact du monde d’un côté, et de ses semblables l’autre. Cet homme-là est celui que le souffle du monde traverse. Que la parole du monde traverse. Il est autrement dit l’homme nu des fondements du théâtre. L’homme seul des origines. Un héros. Celui qui, au risque du vertige fait face à sa condition. Celui qui résiste et dont la résistance se nourrie toute entière de l’expérience du sens. Si cet homme frappe les intimités, c’est qu’il porte en lui la conscience tragique que la vie n’est qu’un moment éphémère. D’où sa beauté. C’est qu’il porte en lui le besoin vital d’aller chercher le monde. De ne jamais cesser de le chercher. Car c’est en le cherchant que cet homme là – debout – est enfin en mesure d’écouter son propre souffle et de comprendre comment et pourquoi parfois, celui-ci manque. Si ce théâtre est précieux, c’est qu’il nous apprend qu’en faisant cet effort, nous apprendrons à savoir ce que nous avons à faire. Voilà pourquoi il frappe les intimités, ce que nous portons au plus profond de nous. Voilà pourquoi, il nous concerne.
Il forme au monde parce qu’à défaut d’habiller ses errances il tente de les dénuder au contraire, et cherche sous leur paraître à dévoiler leur fonctionnement et toute la violence de leur disfonctionnement. Il forme au monde, parce qu’il tente déjà « un » discours sur le monde. Patiemment élaboré, il est l’angle redoutable – et forcément redouté – à partir duquel penser le monde et se penser par soi-même au monde. Un discours à partir duquel l’expérience du sens devient possible et qui donne – redonne – au théâtre toute sa valeur citoyenne. Si tant est que ce théâtre-là soit politique, c’est qu’il engage son public sur la voie du sens, pour qu’aucun homme ne renonce à son humanité et trouve – ou retrouve – sa dignité dans l’effort même de la pensée et dans le risque qu’elle implique. Théâtre du lien où la communauté se lit dans l’examen critique d’elle-même, où elle incise le réel pour mieux se construire dans ce lien. Théâtre donc d’une construction réciproque qui est celle du sens, où l’on apprend à s’aimer soi-même et par soi-même dans l’expérience du sens, qui est peut-être la seule et dernière chance qui soit encore la nôtre aujourd’hui.
Anne Lamalle.